6 mars 2020

Immobile

Le 27 mai 1918 vers sept heures du soir devant Vailly-sur-Aisne, une balle entre par l'épaule droite du lieutenant Bousquet, lui troue quatre fois les poumons puis la colonne vertébrale. On entend deux cris, l'un un peu sourd, celui du blessé, l’autre atroce : “ Quel malheur ! le lieutenant est tué ! " Pourtant, le lieutenant n'est pas tué, c'est son corps qui est tué ! Voilà une paraplégie, une immobilité légendaire ! Bousquet raconte tout cela – bien mieux que moi – dans une lettre adressée à Maurice Nadeau le 13 juillet 1945. Dans cette même lettre, il évoque également ses relations avec le gratin surréaliste : Éluard, Breton, Tanguy, Max Ernst… Ce même Max Ernst qui, drôle d'ironie, était lui aussi sur le champ de bataille de Vailly-sur-Aisne, de l'autre côté... du côté allemand : « Mes soldats ont voulu me sauver. J’ai inutilement exigé qu’ils me laissent sur place, qu’ils me laissent à ma commençante agonie. Ils m’ont arraché malgré moi au champ de bataille… Eh bien, Nadeau, écoutez-moi avec attention. Mes soldats m’ont emporté au milieu des coups de feu. Max Ernst allait passer. Max passait. Max Ernst, lieutenant d’artillerie dans l’armée allemande, mais accompagnant un bataillon d’assaut, sortait de Vailly, que j’avais reçu l’ordre de reprendre, avec les vagues victorieuses… »

5 mars 2020

Tchekhovien

En mars 1894 Anton Tchekhov est en villégiature à Yalta et même s’ il mange des petits pâtés au piment et des côtes d'agneau au gruau chez la directrice du lycée de jeunes filles, il s'ennuie solidement. Il faut dire qu'il n'a pas vu ses deux teckels Brome et Quinine depuis plus d'un mois et que pour lui le printemps du sud ne vaut pas celui du nord :« chez nous la nature est plus triste, plus lyrique, plus levitanesque » (j'ai des doutes). Malgré tout cela les choses et le temps cheminent tout de même cahin-caha, il vend sa pelisse en renard vingt roubles (elle en valait pourtant soixante !), les groseilles ne sont pas encore mûres, mais il fait bon, le ciel est clair et les bourgeons des arbres commencent à éclater tandis que la mer à des airs d'été. Le 27 mars il écrit une lettre merveilleuse à Lydia Mizinova, le ton n'est pas très macroniste, jugez pas vous-même : « … Je suis d'avis que sans oisiveté le vrai bonheur est impossible. Mon idéal : être oisif et aimer une fille plantureuse. La volupté suprême, pour moi : marcher ou rester assis, mais ne rien faire ; mon occupation préférée : collectionner ce qui ne se fait pas (des petites feuilles, des brins de paille et ainsi de suite)…»